Analyse : Le financement des énergies fossiles est un problème de stabilité financière

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Le déclin des énergies fossiles ne menace pas seulement le rendement qu’en attendent les investisseurs mais également la stabilité financière. L’ONG Finance Watch plaide pour que ce risque soit pris en compte dans la façon dont les banques sont régulées, et exhorte les régulateurs à user de leurs pouvoirs pour intervenir sans délai.

N.b. : Cet article est une traduction libre de la tribune de Greg Ford, initialement publiée en anglais sur le site Environmental Finance. Un grand merci aux bénévoles qui ont participé à traduire cette tribune en français !

Cela fait des années que les ONG et d’autres organisations réclament que les banques réduisent leur financement du pétrole, du charbon et du gaz, faisant valoir des arguments moraux ou scientifiques tout à fait probants et rappelant que le budget carbone mondial sera épuisé d’ici 10-15 ans.

Mais, compte tenu des risques qu’il fait prendre aux institutions bancaires, le financement des énergies fossiles pourrait aussi conduire à cumuler une crise financière à la crise climatique annoncée.

Les autorités de régulation financière ont comme mission d’assurer la stabilité du système bancaire et financier. Dans un rapport récent « Briser le cercle vicieux entre changement climatique et instabilité financière », Thierry Philipponnat, directeur de la Recherche et du Plaidoyer de Finance Watch, soutient que les risques prudentiels induits par le financement des énergies fossiles s’intensifient et que les régulateurs devraient intervenir sans perdre de temps.

« Il s’agit d’un problème prudentiel. Le financement des énergies fossiles devenant de plus en plus risqué, les régulateurs ont la responsabilité de s’assurer que les banques sont suffisamment capitalisées pour supporter des pertes sur leurs actifs dans ce secteur. Il est donc indispensable d’adapter la réglementation prudentielle qui ne prend pas ce risque en compte aujourd’hui », dit-il.

Les risques de l’inaction sont clairement apparus en juin quand Shell et BP ont déprécié leurs actifs pétroliers et gaziers de près de 40 milliards de dollars. Les « majors » du secteur pétrolier avaient vu leur valeur de marché divisée par deux au cours des 12 derniers mois, effaçant plus de 160 milliards d’euros de fonds investis dans ces entreprises.

Le financement du pétrole et du gaz est largement assuré par le biais de crédits syndiqués. Les banques ont octroyé 2.700 milliards de dollars de financements à l’industrie du pétrole et du gaz dans les quatre années qui ont suivi l’Accord de Paris. Une dégradation de ces secteurs pourrait rendre irrécupérable une partie importante de ces prêts. Les pertes frapperont le secteur bancaire et, si celui-ci ne les absorbe pas, elles impacteront en cascade le système financier.

Thierry Philipponnat, qui est également membre du Collège de l’Autorité des Marchés Financiers (AMF France) et préside la Commission Climat et Finance durable de cette institution, souligne que les régulateurs ont le devoir de briser ce qu’il appelle le « cercle vicieux entre changement climatique et instabilité financière » : les investissements dans les énergies fossiles rendent possible le changement climatique, qui lui-même constitue une menace pour la stabilité financière.

« Financer la production d’énergie fossile engendre deux risques : la création d’un actif financier qui peut perdre toute valeur, et la propagation de risques macro-prudentiels du fait des risques liés au changement climatique que ce financement rend possible », dit-il.

Illustration du cercle vicieux entre changement climatique et instabilité financière - Finance Watch

Illustration du cercle vicieux entre changement climatique et instabilité financière – Finance Watch

 

A ce jour, la principale réponse des régulateurs a été de renforcer la transparence, et d’évaluer des modèles de résistance des institutions financières par rapport à différents scénarios de changement climatique.

Cependant, ces analyses de scénarios n’envisagent que les risques directs induits par le changement climatique : risques de transition et risques physiques. Les risques indirects liés aux perturbations des économies en général pourraient pourtant être bien plus importants, et ils sont presque impossibles à modéliser, comme l’a montré la crise du Covid-19.

Les efforts des régulateurs financiers pour intervenir directement se sont enlisés dans des discussions relatives aux données et aux modèles mathématiques qu’il faudrait des années pour trancher. D’ici là le budget carbone de la planète sera pratiquement épuisé.

Ce retard est fondé sur un paradoxe : les régulateurs reconnaissent la quasi-impossibilité de modéliser les risques liés au changement climatique, tout en affirmant que cette modélisation est un préalable à leur intervention. Malheureusement, le temps presse, et agir tard équivaut à ne pas agir du tout.

Les banquiers centraux en prennent conscience, et certains réclament déjà moins de modélisation et plus d’action.

Selon Finance Watch, le Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne offre déjà la base juridique générale pour agir, puisqu’il établit le principe de précaution comme principe directeur.

Il existe également une base légale spécifique dans le règlement européen relatif aux exigences de fonds propres (« Capital Requirements Regulation », CRR). Conçu pour empêcher l’instabilité financière, CRR prévoit notamment des pondérations de risque plus élevées pour les situations dans lesquelles le risque de perte ne peut pas être mesuré précisément, alors que son occurrence est hautement probable.

La pondération du risque fait partie du modèle de réglementation bancaire du Comité de Bâle, selon lequel les exigences de fonds propres s’appliquent aux actifs des banques après que chaque élément d’actif ait été évalué de façon à refléter son propre niveau de risque.  Un actif estimé comme ayant un risque faible, comme par exemple un crédit hypothécaire ou un prêt à un Etat, peut bénéficier d’une pondération de risque réduite. Le ratio de capital de 8% s’appliquant à la valeur de l’actif pondérée par le risque, la banque peut alors recourir presque entièrement à de la dette pour financer l’actif ce qui, en l’absence d’un défaut, rend l’opération plus profitable pour elle.

Hors situations où le risque est considéré comme plus faible ou plus élevé, la norme est de pondérer les actifs, et notamment les prêts sans garanties, à 100%. La banque doit alors appliquer les 8% de capital requis sur le montant total du prêt, de sorte qu’elle ne peut le financer par de la dette qu’à hauteur de 92%. Le solde provient des fonds propres, qui peuvent absorber les pertes.

Les prêts aux énergies fossiles sont susceptibles de devenir de mauvais risques et de contribuer aux risques macro-prudentiels en rendant le changement climatique possible. Ces risques ont de fortes chances de se matérialiser mais l’absence de données historiques rend difficile, voire impossible, leur modélisation en amont.

Thierry Philipponnat explique que le règlement CRR permet d’imposer aux banques un ratio de fonds propres plus élevé pour ce type de prêts. L’article 128 de CRR prévoit ainsi des pondérations de 150% pour des risques particulièrement élevés ou difficiles à évaluer, comme par exemple le capital-investissement ou les prêts immobiliers spéculatifs. Selon lui, les prêts existants en lien avec les énergies fossiles devraient être ajoutés à cette catégorie.

Financer l’exploration de nouveaux gisements d’énergies fossiles est encore plus risqué, car il est quasiment certain que les nouvelles réserves explorées aujourd’hui resteront inexploitées avant la fin de leur cycle normal d’exploitation.

Thierry Philipponnat préconise en conséquence que l’on adapte l’article 501 de CRR pour appliquer une pondération de risque de 1250% aux nouvelles prises de risque sur les énergies fossiles. Compte-tenu d’un ratio de capital à 8%, cela impliquerait un financement exclusif de ces nouveaux prêts sur fonds propres, ce qui serait cohérent avec le niveau de risque extrêmement élevé encouru par les établissements bancaires sur ce type d’engagements.

Adopter ces dispositions implique un travail législatif mais, compte tenu de l’accélération des risques, elles pourraient dès à présent être introduites de façon temporaire. L’article 459 de CRR autorise en effet la Commission européenne à « imposer, pendant un an, des exigences prudentielles plus strictes pour les expositions dans la mesure nécessaire pour réagir à d’éventuelles variations d’intensité des risques micro- et macroprudentiels ».

Etant donné la nature globale de ce problème, Finance Watch recommande également que cette approche de pondération du risque soit considérée au-delà de l’Union européenne via le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire (BCBS) et le Conseil de stabilité financière (FSB).

S’atteler à l’impact du changement climatique sur la stabilité financière est un objectif réaliste et de plus en plus urgent ; la dernière chose dont une planète qui se réchauffe a besoin est une nouvelle crise financière.

Compte tenu de son énorme impact sur les sociétés humaines, le coût de mesures destinées à briser le cercle vicieux entre changement climatique et instabilité financière est modéré. Certes, à court terme ces mesures peuvent nuire à certains intérêts particuliers mais, même si l’on comprend que des acteurs privés défendent leur profitabilité, il n’y a aucun doute que l’intérêt général exige d’agir et qu’il est du devoir des politiques de le faire, surtout quand ils en ont la possibilité et les moyens.

Greg Ford

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Auteur

Greg Ford

Consultant Senior, Finance Watch

À propos de l'auteur

Greg a travaillé sur la réforme de la réglementation financière au sein d’organisations de la société civile depuis 2010. Il est membre du conseil d’administration de Positive Money et ancien directeur de la communication de Finance Watch

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