Prévenir les risques d’une nouvelle crise financière mondiale

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Les réglementations bancaires doivent être renforcées pour garantir la stabilité financière internationale. A cette fin, il grand temps de réglementer également le «shadow banking».

N.B. : Cet article est un billet invité initialement publié sur Le Soir : les positions qui y sont prises sont de la responsabilité de leur auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de Finance Watch

La « polycrise »[1] mondiale découlant de la pandémie de covid, des dérèglements climatiques et de la guerre en Ukraine s’accompagne d’une instabilité financière internationale croissante. Les crises bancaires ont fait leur retour aux États-Unis et en Europe, avec la faillite de plusieurs banques aux États-Unis et le rachat en catastrophe du Crédit Suisse par UBS en mars 2023.

La Banque des règlements internationaux (BRI) met depuis plusieurs mois les gouvernements en garde contre le risque de « tempête parfaite »[2] qui menace l’économie mondiale, du fait des effets combinés de l’inflation galopante, du durcissement de la politique monétaire des banques centrales, du niveau élevé des dettes publiques et privées et de la formation de bulles financières et immobilières. Sommes-nous à l’aube d’une nouvelle crise financière mondiale ? Les réglementations bancaires et financières adoptées en réponse à la crise financière mondiale de 2008 ne sont-elles pas suffisantes pour prévenir un tel risque ?

Les failles des réglementations bancaires post-2008

Après la crise bancaire de 2008, le G20 a confié au Comité de Bâle[3] le soin de réduire les risques de liquidité en augmentant la part des fonds propres détenus par les banques. Il en a résulté en 2010 les règles dites de « Bâle III », qui recommandent aux banques un ratio de 7 % de fonds propres « durs » (contre 2 % auparavant), ainsi qu’un coussin de sécurité allant de 0,5 % à 2,5 % de fonds propres supplémentaires (ajusté en fonction des phases d’expansion et de contraction du crédit et de l’activité économique)[4]. Ce ratio de fonds propres continue toutefois d’être partiellement pondéré en fonction des risques des différents types d’actifs détenus par les banques, sur base de modèles internes d’estimation de ces risques par les banques elles-mêmes – ce qui peut favoriser les manipulations pour masquer certains risques. Le Comité de Bâle a également recommandé un « ratio de levier pur » (qui mesure le rapport entre les fonds propres des banques et le volume de leurs prêts) de minimum 3 %, ce qui permet aux banques de conserver un important levier d’endettement, puisqu’elles peuvent prêter avec un tel ratio jusqu’à 33 fois leur capital.

Parallèlement, l’Union européenne a adopté une Union bancaire reposant sur un édifice à trois niveaux : un Mécanisme de supervision unique des 130 banques européennes les plus importantes confié à la BCE pour prévenir les crises, un Mécanisme de résolution unique fondé sur le « bail-in »[5] et doté d’un fonds alimenté par les contributions des institutions financières européennes pour intervenir en cas de crise d’une grande banque européenne, ainsi qu’un Mécanisme européen de garantie des dépôts des épargnants visant à garantir les dépôts jusqu’à 100.000 euros. Cette Union bancaire reste toutefois inachevée, car les divergences concernant la mutualisation des risques impliquent que les garanties restent exclusivement nationales. En cas de risque de crise d’une banque européenne, ses créanciers pourraient chercher à éviter de devoir la renflouer en retirant anticipativement leurs fonds et en les plaçant dans des banques plus sûres dans d’autres États membres, précipitant ainsi la crise bancaire et condamnant l’État concerné à sauver « sa » banque.

Malgré leurs limites, ces nouvelles règles ont permis d’améliorer la supervision bancaire et d’augmenter sensiblement les fonds propres des banques, qui sont dès lors moins vulnérables que par le passé. Les banques européennes présentent des ratios de fonds propres et de liquidités nettement supérieurs aux exigences minimales de Bâle III et disposent généralement d’une part importante de dépôts stables. Leur exposition au relèvement des taux d’intérêt est faible, d’autant qu’elles bénéficient de la hausse des taux qui rémunèrent les réserves et les facilités de dépôt[6] à la banque centrale – soit plus de 4.000 milliards d’euros désormais rémunérés à 3 % pour les facilités de dépôt et à 3,5 % pour les réserves obligatoires, ce qui représente 129 milliards d’euros d’intérêts annuels payés par la BCE aux banques[7].

En revanche, ces ratios de fonds propres et de liquidités, bien que renforcés, ne permettent pas aux banques de faire face à des retraits massifs de dépôts bancaires. En cas de panique bancaire provoquant une perte de confiance des déposants et une fuite massive des dépôts, la crise de liquidité est inévitable. Le Crédit Suisse avait ainsi un ratio de fonds propres de 14,1 % avant de subir une fuite des dépôts qui a entraîné sa perte.

La réglementation bancaire adoptée en 2010 par l’Administration Obama aux États-Unis (Dodd-Frank Act) a en outre été revue à la baisse par l’Administration Trump en 2018 (Growth, Regulatory Relief and Consumer Protection Act), qui a relevé de 50 à 250 milliards de dollars le seuil définissant une banque systémique[8], dans le but d’éviter aux banques régionales de devoir continuer à respecter les exigences de fonds propres et les coussins de liquidités. Il n’est donc pas surprenant que plusieurs banques régionales américaines – dont une (Signature Bank) valant plus de 100 milliards de dollars et deux autres (Silicon Valley Bank et First Republic Bank) valant plus de 200 milliards – aient fait faillite et que plusieurs autres soient en difficulté.

Les règles de Bâle III ne sont par ailleurs pas intégralement en vigueur dans l’Union européenne. Le « paquet bancaire » de l’UE est au stade des négociations en « trilogue » entre le Conseil des États membres, le Parlement européen et la Commission européenne, après que les deux premiers ont introduit des dérogations aux règles de Bâle III ayant pour effet de réduire les exigences de fonds propres des banques – ce qui a incité la BCE à exprimer publiquement son inquiétude[9].

Renforcer les réglementations bancaires

C’est pourtant plutôt d’un renforcement des réglementations bancaires dont la stabilité financière internationale a besoin. Les ratios de fonds propres et de levier pur recommandés par le Comité de Bâle pourraient être doublés. C’est d’ailleurs ce qui a été décidé aux États-Unis, où le ratio de levier pur de 6 % défini en 2010 par la loi Dodd-Frank aux États-Unis pour limiter les leviers d’endettement des banques est deux fois plus important que celui de 3 % retenu par les règles de Bâle III. En matière de fonds propres, l’économiste de l’Université de Stanford Anat Admati et le directeur émérite de l’Institut Max Planck Martin Hellwig ont proposé d’imposer aux banques des fonds propres représentant 20 à 25 % de la valeur brute de leurs actifs, sans pondération de risque, ce qui revient à une multiplication par quatre ou cinq des exigences de Bâle III[10]. Une mesure soutenue par Adair Turner, ex-président de l’Autorité britannique des services financiers, qui a également recommandé d’augmenter le coussin de capital qui permet d’augmenter le ratio de fonds propres requis lors des périodes d’expansion excessive du crédit et de l’abaisser lorsque le crédit est jugé insuffisant[11].

Les réglementations devraient par ailleurs intégrer le risque climatique, en obligeant les banques les plus exposées aux investissements dans les énergies fossiles à détenir un coussin supplémentaire de fonds propres pour pouvoir faire face aux conséquences des « actifs échoués », c’est-à-dire les actifs dévalorisés car liés aux énergies fossiles dont il faut progressivement se passer pour atteindre les objectifs climatiques[12].

Il est important de renforcer les réglementations bancaires, car le système bancaire devient plus dangereux après chaque crise, puisque la concentration accrue des institutions financières faisant suite aux restructurations successives (comme la revente du Crédit Suisse à UBS ou celle de First Republic Bank à JP Morgan) exacerbe le syndrome du « too big to fail ». Autrement dit, le volume des capitaux gérés par les banques est trop important pour que les États les laissent tomber en cas de crise – surtout en Europe où se trouve près de la moitié de la trentaine de grands groupes bancaires d’importance systémique mondiale[13]. Cela entraîne un problème d’aléa moral, car les banques sont d’autant incitées à prendre des risques excessifs qu’elles savent que ce sont les contribuables qui seront mis à contribution en cas de déroute.

L’angle mort du shadow banking

L’évolution du système financier international au cours des dernières décennies a favorisé la montée en puissance du « shadow banking », c’est-à-dire un secteur financier non bancaire auquel les banques peuvent transférer les risques. Cette « finance de l’ombre » gère désormais autant d’actifs financiers que les banques et assume la majorité des risques. Or elle n’est pas régulée.

La principale faille des réglementations post-2008 est ainsi qu’elles ne s’appliquent pas aux acteurs du « shadow banking », c’est-à-dire les intermédiaires financiers non bancaires comme les fonds d’investissement, les fonds de pension, les fonds spéculatifs (hedge funds) et les véhicules financiers hors bilan auxquels les banques transfèrent les risques liés aux crédits. La globalisation financière a permis aux banques de sortir les prêts de leurs bilans en les transférant à ces nouveaux « preneurs de risques » par le biais d’innovations financières (comme la titrisation, les produits structurés et les produits dérivés). Il en a découlé un véritable système bancaire alternatif (shadow banking) prenant la forme d’une chaîne internationale de risques[14].

Ce sont les déséquilibres financiers provoqués par cette transformation du système bancaire international qui ont entraîné la crise de 2008[15]. Pourtant, les régulateurs ont décidé d’exclure le shadow banking des réglementations post-2008 – notamment parce que les États-Unis comptaient sur les hedge funds pour participer au rachat des créances douteuses des banques en difficulté. Or la croissance du shadow banking s’est tellement accélérée après la crise financière de 2008 que les intermédiaires financiers non bancaires concentrent aujourd’hui près de 50 % des actifs financiers mondiaux[16].

Le secteur financier non bancaire offre des services financiers et des crédits. Les acteurs du shadow banking utilisent des leviers d’endettement élevés pour financer leurs investissements ou augmenter leurs rendements financiers. Dans le contexte actuel de forte remontée des taux d’intérêt, ils sont vulnérables aux problèmes de liquidités. Or ils sont interconnectés aux banques traditionnelles et sont donc susceptibles, en cas de défaillances, d’exacerber l’instabilité financière internationale et de provoquer un effet domino dans le secteur bancaire. C’est pourquoi ils devraient être régulés par des normes prudentielles et se voir imposer les mêmes exigences de fonds propres et de liquidités que les banques.

Le rôle des banques centrales

Les banques centrales jouent un rôle de plus en plus important dans la stabilité financière internationale. Les liquidités qu’elles ont massivement injectées via le système bancaire pour enrayer la crise financière ont gonflé les bilans des banques qui en ont investi une partie sur les marchés financiers, alimentant des bulles boursières et immobilières. L’argent gratuit injecté durant la pandémie a favorisé les leviers d’endettement excessifs qui sont aujourd’hui mis à mal par la forte remontée des taux d’intérêt opérée par les banques centrales pour lutter contre l’inflation. Il en découle des défaillances incitant les banques centrales à venir au secours des banques pour éviter la contagion.

Les moyens utilisés dans ce but sont de plus en plus conséquents : en mars dernier, la Réserve fédérale des États-Unis a ouvert une ligne de liquidités aux banques en leur permettant d’apporter en garanties des actifs comptabilisés à leur valeur faciale plutôt qu’à leur valeur de marché, dans le but de leur éviter de devoir prendre en compte la dévalorisation de leurs obligations – ce qui équivaut à une énorme subvention. Les banques centrales sont ainsi devenues à la fois les « pyromanes » et les « pompiers » du système financier international[17].

Certes, il est trop facile de faire des banques centrales l’unique responsable de la crise actuelle[18]. Sans leurs interventions pour sauver les banques, les crises financières auraient certainement été plus graves. On peut toutefois constater leur fuite en avant pour soutenir un système financier de plus en plus instable[19]. Le secteur financier est de plus en plus dépendant des banques centrales pour assurer sa liquidité[20]. Depuis les années 1980, chaque fois que les banques centrales ont opéré un resserrement de leur politique monétaire, il en a résulté une crise financière ou économique[21]. Contraintes d’arbitrer entre la stabilité des prix et la stabilité financière, elles font face à un dilemme.

Parallèlement au renforcement de la régulation du système financier, il serait dès lors utile de repenser le rôle des banques centrales et les canaux de transmission monétaire, afin que la politique monétaire, qui ne transite actuellement que par les banques, soit davantage mise au service de la stabilité financière et du financement des objectifs de développement durable.

Arnaud Zacharie, maître de conférences à l’ULB et à l’ULiège et Secrétaire général du Centre national de coopération au développement (CNCD-11.11.11).

 

[1] Tooze A., « Calibrating the polycrisis – with the help of the Bank of International Settlements », Chartbook #131, 26 juin 2022.

[2] Bank for International Settlements, « Macro-financial stability frameworks and external financial conditions », Report submitted to the G20 Finance Ministers and Central Bank Governors, juillet 2022.

[3] Le Comité de Bâle est un forum créé en 1974 pour traiter les questions relatives à la supervision bancaire et proposer des réglementations bancaires qui doivent ensuite être transposées par les États dans des législations nationales (ou supranationales dans le cas de l’Union européenne).

[4] Des exigences supplémentaires en matière de coussins de sécurité spécifiques pour la trentaine de banques d’importance systémique sont aussi prévues. À ce titre, les États membres de l’Union européenne peuvent instaurer depuis le 1er janvier 2016 des coussins « de risque systémique » de 1 à 3,5 % des fonds propres de base en fonction de l’ensemble des risques pondérés pour ces banques systémiques.

[5] Contrairement au « bail-out » ou « sauvetage externe », qui désigne le sauvetage d’une banque en faillite par l’État et les contribuables, le « bail-in » ou « sauvetage interne » consiste à mettre prioritairement à contribution les actionnaires, les créanciers et les épargnants de plus de 100.000 EUR de la banque défaillante.

[6] La facilité de dépôt permet aux banques d’effectuer des dépôts au jour le jour auprès de la banque centrale.

[7] De Grauwe P. et Ji Y., « Monetary policies that do not subsidise banks », VoxEU, 9 janvier 2023 ; Couppey-Soubeyran J., « A qui profitent les pertes des banques centrales ? », Le Monde, 22 avril 2023.

[8] Une banque systémique est une banque dont la taille, le montant des actifs gérés et les interconnexions avec d’autres établissements financiers sont tellement importants que sa faillite entraînerait des conséquences en chaîne susceptibles d’affecter l’ensemble du système financier. C’est pourquoi ces banques systémiques sont soumises à des réglementations plus importantes que les autres banques.

[9] EURACTIV, « Crise bancaire : la présidente de la BCE souhaite une application intégrale de l’accord de Bâle III », 21 mars 2023.

[10] Admati A. R. et Hellwig M. F., The Bankers’ New Clothes : What’s Wrong with Banking and What to Do about It, Princeton University press, 2013.

[11] Turner A., Reprendre le contrôle de la dette. Pour une réforme radicale du système financier, Paris, Les Editions de l’Atelier, 2017.

[12] L. Scialom et J. Deyris, « Quand le risque climatique devient risque financier », Alternatives Economiques, 22 octobre 2019.

[13] Parmi les 30 banques systémiques identifiées en novembre 2022, on compte 8 banques de la zone euro, 3 banques britanniques et 2 banques suisses (jusqu’au rachat du Crédit Suisse par UBS).

[14] McCauley R., McGuire P. et Wooldridge P., « Seven decades of international banking », BIS Quaterly Review, septembre 2021.

[15] Brender A. et Pisani F., La crise de la finance globalisée, La Découverte, 2009.

[16] Garcia Pascual A., Natalucci F. et Piontek T., « Des vulnérabilités du secteur financier non bancaire surgissent dans un contexte de durcissement des conditions financières », Blog du FMI, 4 avril 2023.

[17] Albert E., « Les banques centrales, rempart sans cesse plus actif contre les faillites des marchés financiers », Le Monde, 15 mars 2023.

[18] Wolf M., « Monetary policy is not solely to blame for this banking crisis », Financial Times, 28 mars 2023.

[19] Orange M. « Crise bancaire : la fuite en avant des banques centrales », Mediapart, 24 mars 2023.

[20] Rajan R. « For Central Banks, Less is More », Finance & Development, mars 2023.

[21] Artus P., « La politique monétaire pour lutter contre l’inflation n’a-t-elle pas plus d’inconvénients que d’avantages ? », Le Monde, 29 avril 2023.

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